La vague de démissions que connaît l’Éducation nationale peut être rapprochée du nombre des demandes accrues des familles vers l’enseignement privé. Il s’agit d’une «démission» devant l’Ecole publique. Elle ne lui sera fatale que si nos choix politiques conduisent à cette autre démission, que serait le renoncement à la structure nationale de l’École. C’est l’heure de réinstituer l’École.
TANT QU’IL Y AURA DES PROFS…
Le premier septembre 1984 paraissait au Seuil un ouvrage des essayistes et scénaristes Hervé Hamon et Patrick Rotman : Tant qu’il y aura des profs. Son titre cinéphile, allusion voulue à celui qu’a reçu en France un célèbre film américain, réquisitoire contre le délabrement de l’institution militaire était significatif. L’essai constitua pour part un plaidoyer pour les corps professoraux et fut un succès d’édition.
Prenant acte de ce que l’École était en procès, l’enquête modèle du genre, établissait un constat : «Les parents accusent les profs qui accusent les élèves qui accusent les profs qui accusent les parents, et ainsi de suite. […] C’est trop facile, et c’est inefficace. Nous ne vivons pas la fin d’un âge d’or – l’adieu aux “bons” élèves, aux “bons” maîtres, aux “bons” programmes, etc. – mais une mutation historique qu’il faut comprendre. Les enseignants ne sont pas une cohorte d’embusqués désinvoltes qui assistent paisiblement à la déroute de leurs troupes. Les parents ne sont pas une légion de paranoïaques en mal d’expéditions punitives. Et les élèves ne sont pas une meute d’analphabètes dégénérés. […] Les enseignants […] victimes d’une campagne de dénigrement, […] ne trouvent d’autre parade qu’un rejet farouche de l’interpellation […]. Au terme de deux années passées parmi les profs, nous n’emportons que deux certitudes. La première est que nous avons côtoyé des femmes et des hommes qui vivent un drame, qui se débattent. La seconde est que le dénouement n’est écrit nulle part.»
Sans doute comprit-on la «mutation historique», puisque nous vinrent la Loi Jospin, l’assomption des sciences de l’éducation, et puis les compétences triomphant des savoirs, le maître effacé, l’élève illusionné construisant son savoir et dans la pratique son cours, parfois les «expéditions punitives» familiales, au figuré comme au propre, etc. Et il semble bien que pour «[ces] hommes et [ces] femmes» le drame, à bas ou haut bruit, ne cessa guère ou ne cessa point. Il se peut que nous soyons près de ce «dénouement écrit nulle part»: les Trente piteuses auront fini par le dévoiler.
DÉMISSION
Le 24 novembre 2016, la présidence du Sénat enregistre l’avis de sa commission de la culture, de l’éducation et de la communication sur le projet de Loi de finance pour 2017. Sous la signature de Madame Férat et de Monsieur Carie, le rapport révèle que «les chiffres communiqués parle ministère au sujet des démissions d’enseignants révèlent une progression inquiétante du phénomène auprès des enseignants stagiaires, particulièrement dans le premier degré», et précise que «le ministère n’a pas fourni d’explication à cette augmentation du taux de démission des enseignants stagiaires lequel triple dans le premier degré et double dans le second entre les années scolaires 2012-2013 et 2015-2016».
Largement reprises par les media, ces deux phrases maintinrent douze jours durant l’intérêt des journaux et des débats. Chaque chaîne voulant son témoin, enfin on entendit beaucoup de nos collègues témoigner de leurs raisons de vouloir partir ou d’être partis. On rencontra des professeurs exerçant depuis des décennies et que les réformes, du lycée, voire surtout du collège, amenaient à dire qu’ils ne reconnaissaient plus le métier pour lequel ils s’étaient engagés. On découvrit des professeurs qui y entrant à peine, ne trouvaient pas le métier qu’ils croyaient avoir choisi. On entendit, beaucoup, enfin, ceux qui ne pouvaient plus admettre les insultes quotidiennes et la déconsidération publique, l’abandon d’un ministère qui les soutient peu, laissant établi ce qu’Hamon et Rotman entrevoyaient trente ans plus tôt : la «campagne de dénigrement» devenue état de fait permanent. Il est certain que le triste épisode du traitement réservé à nombre d’opposants à la réforme du collège acheva de créer une cassure profonde entre les corps de direction et d’inspection, et les corps professoraux. C’est dire que loin d’avoir résolu les maux que les années quatre-vingt annonçaient, la politique scolaire suivie ne fit qu’en camoufler l’ampleur croissante des effets. Comme si, momifiée par ses convictions, l’action ministérielle avait été illusoire : «L’immobilisme est en marche, et rien ne l’arrêtera», avait prophétisé Edgar Faure. Ce fut le cas. L’équilibre de l’institution repose depuis lors entièrement sur les tensions mises à jour en 1984, auxquelles on n’a rien pu, voire voulu, changer. Le SNALC eut toute latitude de présenter ses analyses, adossées à la nouvelle dimension d’action sociale auprès des personnels qu’il met en œuvre.
Au-delà d’aspects conjoncturels, tels que la concentration des démissions dans quelques académies particulièrement exposées, on ne s’étonne pas de la progression inquiétante des démissions, particulièrement du taux de démission des stagiaires. Le poids relativement important des professeurs des écoles démissionnaires souligne aussi qu’une formation spécifiques des maîtres du premier degré s’impose, distincte de celle des étudiants se destinant aux concours du second degré.
Mais dans un contexte où le plein emploi est un mirage lointain, le choix de renoncer à la très fameuse garantie que donne le concours devrait alarmer. C’est tout notre système que ces démissions dénoncent.
AUTRE DÉMISSION
Comme les aveux de l’un libèrent ceux de tous, un élément nouveau apparaissait, corrélativement. Les inscriptions dans les établissements privés, sous et hors contrat, connaissent une forte progression, même s’il convient bien sûr, de mesure garder. Le nombre de familles à rejoindre «le privé» est croissant, et le nombre d’établissements hors contrat est aussi en progression. Tout se passe comme si, tels certains professeurs, des familles «démissionnaient» de l’enseignement public. On entendit, là aussi, exposer les causes. Il est assuré que les raisons de discipline quotidienne des établissements sont primordiales. L’honneur terni de l’enseignement public profite par nature (qui a horreur du vide) à l’enseignement privé. Ce dernier n’a jamais été perçu comme une menace pour le SNALC, ni comme un ennemi. C’est l’engouement qu’il suscite nous interroge, et le terme, même lointain qu’il pourrait atteindre.
De fait, les choix politiques qui ont conduit l’École à être ce qu’elle est sont aujourd’hui désavoués. Le comprend-on ? La démission des professeurs, la «démission» des familles en témoignent suffisamment. On réclame de fait un autre modèle scolaire, dès lors qu’on renonce à le servir tel qu’on l’a fait ou tel qu’on le refuse pour ses enfants. Le débat s’imposera dans la campagne présidentielle, le SNALC a suffisamment de propositions pour y participer, fort de son apport documentaire et de ses propositions relatives à la situation des personnes, à l’organisation du système et des programmes. Car il n’a pas été possible, cette fois, d’empêcher que l’on parle des causes que nous énoncions voici vingt ans. A tant désavouer l’autorité des professeurs, à tant leur faire porter l’intégralité ou peu s’en faut des fautes de l’École, elle-même chargée de répondre de tous les maux de la société, on a inventé des établissements parfois devenus ingérables, véritables lieux de dés-éducation. On y a créé les conditions de la souffrance, jusqu’au suicide.
Et maintenant on en parle. On en parle tant, que l’on peut se demander pourquoi et pour qui donc, accorde-t- on soudain tant de place médiatique aux témoignages à charge contre l’Institution ? La réponse est claire. Il est aujourd’hui des plumitifs décomplexés pour dire qu’il faut en finir. C’est l’heure de gloire des programmes politiques qui voient dans la régionalisation et l’autonomie la panacée. C’est l’heure de tenir l’affût, pour les marchands défiscalisants qui voient les rives proches du Pactole. Mais on ne dit jamais que les habitants des USA sont aujourd’hui endettés pour l’enseignement comme ils l’étaient en 2009 pour l’immobilier ? N’est-ce pas de cette observation internationale qu’il faudrait tenir compte ?
ULTIME DÉMISSION ?
Une dernière démission nous menacerait en effet. Ce serait qu’on amène le pays à renoncer à son Ecole. Le risque est certain. Singulièrement indifférents à la question du renouvellement de la population française, bien des programmes fleurissent qui voient dans la «territorialisation» de l’École et l’autonomie administrative et pédagogique des établissements, la panacée. Sa version extrême étant, enfin, leur pure et simple privatisation. Ce serait dans la logique d’une cité qui s’est progressivement tue, abandonnant aux «technos» la «gestion» des idées, des hommes comme des bâtiments ou du matériel, s’accommodant d’un minimal «Vivre ensemble» pour grande espérance, sans plus être capable de se demander pourquoi faire, vivre ensemble ? Faisons a contrario le choix de réinstituer l’École une, indivisible et laïque, creuset national du pays.